Rares sont les artistes pour qui les frontières esthétiques représentent des lieux de passage privilégiés et inspirant pour nourrir leur démarche artistique. Isabelle Courroy, au parcours si atypique, en fait partie.
Douée d’une maîtrise exceptionnelle du kaval, flûte « oblique » traditionnelle des bergers de l’Orient de l’Europe et de l’Occident de l’Asie, elle en est devenue aujourd’hui la grande spécialiste en France et à l’international. Après avoir été flûtiste classique, puis élève des plus grands maitres du kaval, elle porte aujourd’hui l’instrument bien au-delà de son aire géographique pour migrer vers des paysages virtuoses inouïs.
« Confluence#3 – Un éloge de l’oblique », le programme proposé au Triton à Mairie des Lilas (93), puis à la Cité de la Musique à Marseille en novembre dernier, est le dernier volet d’une trilogie intitulée « Confluence#1.2.3 – Un éloge de l’oblique », dédiée à son univers musical. Après deux albums puisant racine dans les sources traditionnelles du kaval, cet opus aborde une dimension plus exploratoire. Il dévoile les richesses insoupçonnées de l’instrument dont la facture d’une simplicité essentielle, associé aux lutheries numériques, magnifie ce que le souffle d’Isabelle a de plus organique et puissant quand il devient musique.
Outre ses œuvres personnelles, trois compositeurs sont complices de ce projet : Zad Moultaka, compositeur libanais, alchimiste des alliages sonores entre les rives de la Méditerranée, Michel Moglia, concepteur et virtuose de l’orgue à feu aux sonorités telluriques, et François Wong, architecte sonore et compagnon de scène d’Isabelle depuis de nombreuses années, impliqué en duo dans cette nouvelle aventure musicale.
Dans chacune des œuvres présentées, Isabelle Courroy convoque sa famille de kavals traditionnels ou de facture inédite conçus par elle ou pour elle (kavals de cuivre, de cristal, trident harmonique) et les invitent peu à peu à entrer en conversation avec leurs doubles numériques, dans un dialogue généreux aux intonations surprenantes.
Dans ce projet, Isabelle Courroy ne détourne pas l’instrument traditionnel pour l’emmener vers des recherches sonores expérimentales. Au contraire, elle réussit à rester au plus près de l’instrument, l’explore dans ses résonances les plus intimes sans jamais le trahir. Elle utilise le souffle, les respirations, les modes de jeu de la tradition et en métamorphose leurs formes, leurs couleurs et leurs timbres avec la complicité sobre et sensible de François Wong aux transformations électroacoustiques et à la multidiffusion immersive.
Un souffle poétique d’une étrange densité prend forme peu à peu, hybridant l’épure acoustique des kavals et leurs irisations numériques circulant librement dans l’espace de l’écoute. S’ouvrent alors des paysages sonores incandescents aux horizons insoupçonnés…
Avec ce projet, Isabelle Courroy, musicienne profondément aventurière et libre, poursuit son chemin singulier en s’affranchissant avec bonheur des barrières stylistiques. C’est une « transfrontalière » qui porte sa musique au-delà des attendus et des zones de confort des genres musicaux pour tendre vers une forme d’«universalité».
Son message musical est essentiel. Sa démarche engagée crée des ponts transculturels précieux au moment où la tentation de figer les musiques savantes comme marqueurs sociaux, d’essentialiser les musiques traditionnelles ou de les niveler dans le marché de l’industrie musicale, les privent de ce qu’elles ont de meilleur : faire de l’excellence dans la musique un « bien commun » rare et précieux mis en partage pour toucher le plus grand nombre au profond de l’intime.
Benoit Thiebergien, 26 novembre 2024